29.

La salle de justice de Westminster était monumentale, bien plus grande que de nombreuses cathédrales, d’une largeur et d’une longueur intimidantes, et son haut plafond était soutenu par une double rangée d’immenses piliers. C’était la salle la plus imposante de tout le palais de Westminster.

Le comte Roland s’y pavanait avec une parfaite aisance, pensa Godwyn avec rancœur en le voyant déambuler avec son fils William dans leurs vêtements à la mode, dont la culotte avait une jambe rouge et l’autre noire. Tous les comtes se connaissaient, de même que la plupart des barons, et ils se donnaient de grandes claques dans le dos, se moquaient les uns des autres et s’esclaffaient bruyamment de leurs propres saillies. Godwyn leur aurait volontiers rappelé que les tribunaux siégeant dans cette chambre avaient tout pouvoir pour condamner n’importe lequel d’entre eux et que leur statut de nobles ne leur évitait pas nécessairement la mort.

Ses compagnons et lui-même observaient une tranquillité de rigueur, n’échangeant de mots que l’un à l’autre et sur un ton modéré. Toutefois, leur comportement était moins motivé par la révérence que par l’anxiété, il fallait bien l’admettre. Edmond et Caris n’étaient pas moins intimidés que Godwyn.

Aucun d’eux n’était venu à Londres auparavant. La seule personne qu’ils y connaissaient était Buonaventura Caroli, et il était absent. Ils ignoraient les usages en vigueur ici ; leurs vêtements faisaient démodés et l’argent qu’ils avaient emporté, en abondance croyaient-ils, s’épuisait rapidement.

Edmond, cependant, n’était pas effrayé. Caris, quant à elle, semblait distraite, comme si quelque pensée plus importante pesait sur son esprit, ce qui était à peine imaginable. Godwyn, en revanche, était dévoré par l’inquiétude. À peine élu prieur, voilà qu’il s’opposait à l’un des nobles les plus puissants du pays. De l’arrêt de cette cour royale dépendait l’avenir de Kingsbridge. Privée de pont, l’une des plus grandes villes d’Angleterre mourrait, et le prieuré, qui était son poumon, verrait décroître son prestige jusqu’à n’être plus qu’un avant-poste isolé au fin fond de la campagne, où quelques moines continueraient à accomplir leurs dévotions dans le désert sonore d’une cathédrale décrépite.

Godwyn n’avait pas arraché de haute lutte sa nomination au poste de prieur pour voir sa victoire lui échapper. Trop de choses étaient en jeu. Voilà pourquoi il voulait tout diriger, convaincu d’être plus intelligent que tout le monde ou presque, comme il l’était à Kingsbridge. Mais en réalité, il manquait d’assurance, et il en perdait sa clairvoyance.

Son seul réconfort venait de Grégory Longfellow, dont il partageait l’amitié depuis les bancs de l’université. Grégory avait un esprit tordu qui convenait parfaitement à qui voulait pratiquer le droit. La cour de justice royale lui était bien connue. Entreprenant et suffisant, il avait guidé Godwyn dans les dédales de la loi. Il avait présenté la requête du prieuré comme il en avait présenté quantité d’autres auparavant. Le Parlement ne l’avait pas débouté, naturellement. Il avait transmis son affaire au conseil du roi, lequel était placé sous l’égide du chancelier, et ce chancelier était entouré d’une équipe d’avocats qui étaient tous des amis ou des connaissances de Grégory. Ils auraient pu en référer directement au banc du roi, qui était la cour de justice chargée de régler les conflits dans lesquels le roi avait un intérêt. Mais, comme Grégory l’avait supposé, ils avaient décidé que l’affaire ne méritait pas que l’on tracasse le souverain et ils l’avaient renvoyée devant le banc des communs, c’est-à-dire à la cour qui jugeait les requêtes des gens du commun.

Tout cela avait pris six semaines pleines et l’on était maintenant à la fin novembre. Bientôt les frimas seraient là et il serait alors impossible de commencer des travaux de construction.

Aujourd’hui, l’affaire passait enfin devant le sieur Wilbert Wheatfield, un juge expérimenté que l’on disait apprécié du roi. Sieur Wilbert était le jeune fils cadet d’un baron du Nord. Son frère aîné ayant hérité du titre et des terres, Wilbert s’était tourné vers la religion avant d’étudier la loi. S’étant établi à Londres, il était entré en grâce à la cour du roi. Grégory avait averti ses amis qu’entre un moine et un comte, il aurait tendance à favoriser le comte, mais qu’avant toute chose, il ferait passer les intérêts du roi.

Le juge siégeait sur un banc surélevé appuyé contre le mur est de la salle, entre deux fenêtres ouvrant sur le jardin et sur la Tamise. Devant lui, deux clercs étaient assis à une longue table. Les plaideurs restaient debout.

« Messire, le comte de Shiring a envoyé des hommes armés bloquer la carrière appartenant au prieuré de Kingsbridge, exposa Grégory sitôt que sieur Wilbert lui eut d’un regard accordé de s’exprimer, et sa voix tremblait de feinte indignation. Cette carrière, qui se trouve à l’intérieur des terres du comte, a été offerte au prieuré par le roi Henry 1er il y a près de deux cents ans. Une copie de la charte a été remise à la cour. »

Sieur Wilbert avait un visage rose et des cheveux blancs. Il portait beau tant qu’il restait muet, car de mauvaises dents venaient entacher sa prestance. « J’ai la charte sous les yeux », dit-il.

Roland intervint sans y être invité. « Les moines ont reçu cette carrière afin de construire leur cathédrale », dit-il d’une voix traînante exprimant son ennui.

À quoi Grégory riposta rapidement : « Selon les termes de la charte, l’usage de cette carrière n’est pas limité à un seul projet.

— Maintenant ils veulent construire un pont, déclara Roland.

— Pour remplacer l’ancien qui s’est écroulé à la Pentecôte, pont construit il y a des siècles avec du bois également offert par le roi ! martela Grégory, comme si chaque mot prononcé par le comte lui était un outrage.

— Ils n’ont pas besoin d’autorisation pour reconstruire un pont qui existait déjà, répondit prestement sieur Wilbert, et si la charte stipule que le roi souhaite encourager l’édification de la cathédrale, elle n’indique pas qu’ils doivent renoncer à leurs droits, une fois l’église achevée, ni qu’il leur est interdit d’utiliser les pierres pour d’autres projets. »

Godwyn sentit l’espoir le gagner. Le juge semblait avoir saisi l’argumentaire du prieuré.

Grégory décrivit un large geste de ses deux mains, comme pour souligner tout ce que la remarque du juge avait d’éclatante évidence. « En effet, messire, c’est bien ainsi que les prieurs de Kingsbridge, mais aussi les comtes de Shiring ont compris le sens de ce texte tout au long des trois siècles derniers. »

Cette affirmation n’était pas totalement exacte, car il y avait eu des conflits au sujet de cette charte au temps du prieur Philippe. Mais si Godwyn le savait, sieur Wilbert et le comte Roland l’ignoraient.

Ce dernier affichait une attitude hautaine, comme si débattre avec des avocats n’était pas digne de lui. Cependant, il ne fallait pas s’y fier car rien n’échappait à sa vigilance. « La charte n’indique pas que le prieuré puisse se soustraire aux taxes. »

À quoi Grégory rétorqua : « Dans ce cas, pourquoi le comte n’a-t-il jamais imposé de taxes jusqu’à aujourd’hui ?

— Les comtes de l’ancien temps se sont volontairement dessaisis du droit de lever une taxe, en participation à l’entretien de la cathédrale. Il s’est agi d’un acte de piété. Piété qui ne s’applique pas pour un pont. »

Voilà que la balance penchait à présent de l’autre côté ! En son for intérieur, Godwyn s’ébahit de la rapidité avec laquelle les arguments se contrecarraient l’un l’autre. Ces débats étaient bien différents de ceux qui se tenaient au chapitre, où les moines passaient des heures à ergoter.

Grégory répliqua : « Les hommes du comte ont empêché que les pierres sortent de la carrière, et ils ont tué un pauvre charretier.

— Dans ce cas, ce conflit doit être résolu le plus tôt possible. Que répond le prieuré à l’argument du comte selon lequel il a le droit de taxer les expéditions traversant ses terres et utilisant les routes, les ponts et les gués qui lui appartiennent, indépendamment du fait que la taxe en question ait été payée ou non par le passé ?

— Le prieuré répond que les pierres ne traversent pas ses terres, mais en sont extraites. En conséquence, taxer leur transport équivaut à les taxer, ce qui est contraire à la charte d’Henry 1er. »

Godwyn nota avec consternation que le juge demeurait insensible à cet argument. Mais Grégory n’en avait pas fini. « Le prieuré répond aussi que les rois qui ont donné à Kingsbridge un pont et une carrière ont agi ainsi pour une bonne raison : pour que le prieuré et la ville prospèrent. Et le prévôt de la ville est ici pour témoigner que la ville de Kingsbridge ne pourra pas prospérer sans pont. »

Edmond fit un pas en avant. Avec ses cheveux mal coiffés et ses vêtements provinciaux, il ressemblait à un rustre de la campagne, comparé aux nobles richement vêtus qui peuplaient la salle. Mais à la différence de Godwyn, il n’était pas le moins du monde intimidé. « Je suis un marchand de laine, messire. Sans pont, il n’y a plus de commerce. Et sans commerce, Kingsbridge ne sera plus en mesure de verser le moindre impôt au roi. »

Sieur Wilbert se pencha en avant. « À combien s’est élevée la dîme payée par la ville ? »

Il parlait de l’impôt que le Parlement instituait par décret lorsque c’était nécessaire et qui se montait à un dixième ou à un quinzième de la valeur des biens meubles de chaque individu. Comme tout le monde s’efforçait de minimiser ses richesses et que personne ne versait le dixième de sa fortune, on en était venu à fixer pour chaque ville et chaque comté un montant forfaitaire à payer au roi. La somme à verser était partagée plus ou moins équitablement entre tous les habitants, à l’exception des pauvres des villes et des campagnes, qui en étaient exemptés.

Edmond, qui s’était attendu à cette question, répondit promptement : « Mille onze livres, messire.

— Et l’effet qu’aura la perte du pont ?

— À ce jour, j’estime que la dîme risque de rapporter moins de trois cents livres. Toutefois, mes concitoyens continuent de commercer dans l’espoir que le pont sera reconstruit. Si le jugement rendu aujourd’hui devait réduire à néant leur espoir, la foire annuelle et les marchés hebdomadaires en viendraient quasiment à disparaître et la dîme ne s’élèverait plus alors qu’à moins de cinquante livres.

— Ce qui équivaut à zéro, au regard des besoins du roi », dit le juge. Ce qu’il ne précisa pas, mais que tout un chacun savait, c’était que le souverain avait un grand besoin d’argent pour mener la guerre qu’il avait récemment déclarée à la France.

« Cette audience serait-elle dédiée aux finances du roi ? » lança Roland sur un ton méprisant.

Sieur Wilbert n’avait pas l’intention de se laisser intimider, serait-ce par un comte. « Vous êtes en cour royale, fit-il remarquer sur un ton modéré. Qu’en attendez-vous ?

— Justice ! répondit Roland.

— Vous l’aurez. » Il n’ajouta pas : « Que mon jugement vous plaise ou non ! » car tout le monde avait compris le sous-entendu. « Edmond le Lainier, reprit-il, où se tient la foire la plus proche de Kingsbridge ?

— À Shiring.

— Ah. Donc, si je comprends bien, les affaires que vous perdez se feront dans la ville du comte.

— Pas nécessairement, messire. Certaines se feront là-bas, en effet, mais beaucoup ne se feront pas du tout. Car un grand nombre des marchands de Kingsbridge sera dans l’impossibilité de se rendre à Shiring. »

Le juge s’adressa à Roland. « Combien rapporte la dîme à Shiring ? »

Roland s’entretint brièvement avec son secrétaire, le père Jérôme, avant de répondre : « Six cent vingt livres.

— Avec les bénéfices obtenus suite à la disparition de la foire de Kingsbridge, pourrez-vous payer mille six cent vingt livres ?

— Naturellement pas ! » s’écria le comte avec colère.

Le juge poursuivit sur son ton doucereux. « Dans ce cas, votre insistance à empêcher la construction de ce pont risque de coûter cher au roi.

— J’ai des droits, grommela Roland.

— Le roi aussi. Comment comptez-vous compenser le trésor royal pour cette perte d’environ mille livres par an ?

— En combattant aux côtés du roi en France. Ce que les moines et les marchands ne feront jamais !

— Assurément, dit sieur Wilbert. Mais vos chevaliers exigeront d’être payés.

— C’est indigne ! » s’exclama Roland, comprenant qu’il perdait.

Godwyn fit de son mieux pour dissimuler son triomphe.

Quant à sieur Wilbert, il n’appréciait pas qu’on qualifie ses jugements d’indignes. Plongeant son regard dans celui de Roland, il déclara : « En envoyant vos hommes d’armes bloquer la carrière du prieuré, je ne suis pas certain que vous n’ayez pas en tête de saper les intérêts du roi. » Il fit une pause, attendant la réplique.

Roland avait détecté le piège ; cependant, une seule réponse était possible : « Certainement pas !

— Maintenant qu’il a été clairement établi par la cour et vous-même que la construction du pont servait les intérêts du roi aussi bien que ceux du prieuré et ceux de la ville de Kingsbridge, je suppose que vous accepterez de rouvrir la carrière. »

Godwyn ne put qu’admirer l’intelligence de sieur Wilbert. Non seulement le juge forçait Roland à accepter son arrêt, mais encore il lui rendait presque impossible d’en appeler au roi.

« Oui, laissa tomber Roland après une longue pause.

— Et vous acceptez également d’exempter de taxes le transport des pierres sur votre territoire ? »

Roland avait perdu et le savait. Et ce fut avec une fureur contenue qu’il lâcha un second « Oui !

— Le jugement est rendu », déclara le juge et il appela l’affaire suivante.

*

La victoire était belle, certes, mais elle venait probablement trop tard.

Novembre avait fait place à décembre. En temps ordinaire, c’était l’époque à laquelle on arrêtait les travaux de construction. Toutefois, en raison des pluies persistantes, il était à croire qu’il ne gèlerait pas avant longtemps cette année. En tout état de cause, il restait tout au plus deux semaines de travail effectif. Des centaines de pierres s’empilaient dans la carrière, déjà taillées et prêtes à être posées. Cela prendrait des mois de les transporter à Kingsbridge. Si le comte Roland avait perdu en cour de justice, il avait réussi à retarder la construction de l’ouvrage de presque une année.

Caris s’en revint à Kingsbridge d’humeur sombre, tout comme Edmond et Godwyn. En arrivant à la rivière, elle vit du haut de son cheval que les batardeaux étaient déjà construits. Dans les deux bras de la rivière enserrant l’île aux lépreux, des cercles faits de planches de bois posées à la verticale émergeaient de l’eau d’un bon pied. Elle se rappela le discours de Merthin dans la grande salle de la guilde, expliquant qu’il commencerait par enfoncer des pieux dans le lit de la rivière en formant deux anneaux concentriques et qu’après, il remplirait le vide entre ces anneaux d’un mortier à base d’argile pour obtenir un joint imperméable. Ensuite, une fois le batardeau vidé de toute son eau, on édifierait au fond, sur le lit de la rivière, un socle sur lequel reposeraient les futures piles du pont.

Un des ouvriers travaillant pour Merthin, Harold Masson, se trouvait à bord du bac sur lequel leur petit groupe avait embarqué. Pendant la traversée, Caris lui demanda si les batardeaux avaient été vidés. « Pas encore, lui apprit-il. Le maître veut laisser les choses en l’état jusqu’au début de la construction. »

Caris nota avec plaisir que malgré sa jeunesse, Merthin était à présent désigné sous le nom de « maître ». « Pourquoi ? l’interrogea-t-elle. Je croyais qu’on ne voulait pas perdre une minute.

— Il dit que le courant fait subir une force plus grande au batardeau s’il n’y a pas d’eau à l’intérieur. »

Caris se demanda comment Merthin pouvait connaître tant de choses. S’il avait appris les bases du métier de son premier patron, Joachim, le père d’Elfric, il les avait complétées par lui même. Il était vrai qu’il parlait volontiers aux étrangers qui venaient en ville, notamment à ceux qui avaient visité Florence et Rome. Il avait également découvert quantité d’informations dans le Livre de Timothée. Et puis, n’avait-il pas une intuition remarquable pour tous ces sujets ? Pour sa part, elle n’aurait jamais imaginé qu’un barrage vide puisse être moins solide que plein.

Bien qu’exténués par le voyage, ils tinrent à annoncer sur le champ la bonne nouvelle à Merthin. Ils voulaient aussi savoir ce qui pourrait être achevé avant l’hiver. Ils ne firent donc qu’une simple halte à l’écurie. Ayant abandonné leurs montures aux bons soins des valets, ils partirent à la recherche de Merthin. Ils le découvrirent, entouré de plusieurs lampes, dans la loge des maçons de la tour ouest de la cathédrale, occupé à tracer un projet de parapet sur une planche à dessin. Relevant la tête à leur entrée, il comprit à leur mine qu’ils avaient gagné le procès, et il sourit largement.

« Alors ? demanda-t-il malgré tout.

— Nous avons obtenu gain de cause ! répondit Edmond.

— Grâce à Grégory Longfellow, précisa Godwyn. Il m’a coûté une fortune, mais je ne le regrette pas. »

Oubliant pour le moment sa querelle avec le prieur, Merthin donna l’accolade aux deux hommes puis embrassa Caris tendrement. « Que tu m’as manqué ! lui murmura-t-il. C’est long, huit semaines ! J’ai cru que tu ne reviendrais jamais. »

Elle ne répondit rien. Elle avait une nouvelle importante à lui communiquer, mais elle avait besoin d’un peu d’intimité pour cela.

« Merthin, tu peux lancer la construction ! » s’écria Edmond, tout à son bonheur, sans s’apercevoir de la soudaine réserve de sa fille.

Et Godwyn d’ajouter : « Le transport des pierres peut commencer dès demain, mais je doute qu’on aura le temps d’achever grand-chose d’ici les frimas.

— Oui, j’en ai peur, dit Merthin en jetant un coup d’œil par la fenêtre au ciel déjà bien sombre de ce milieu d’après-midi de décembre. Mais il y a peut-être une solution. »

Enthousiaste avant même de savoir de quoi il retournait, Edmond s’exclama : « Dis-la-nous tout de suite ! Quelle idée as tu encore ? »

Merthin s’adressa au prieur : « Est-ce que vous accorderiez des indulgences aux volontaires qui transporteraient des pierres de la carrière ? » Une indulgence était une forme tout à fait particulière de rémission des péchés qui entrouvrait au pécheur les portes du paradis de la même façon que l’argent peut servir à rembourser des dettes ou à constituer un pécule en vue de dépenses futures.

« C’est à envisager, répondit Godwyn. Qu’as-tu en tête exactement ? »

Merthin s’adressa alors à Edmond. « Combien de personnes à Kingsbridge possèdent un char à bœuf ?

— Un instant, que je réfléchisse ! répondit le prévôt en fronçant les sourcils. Tous les marchands importants en ont un... Au bas mot, je dirais environ deux cents. » Il fixa Merthin attentivement.

« Et si nous faisions ce soir le tour de tous les marchands de la ville et leur demandions à chacun d’aller demain à la carrière chercher des pierres ? » proposa celui-ci.

Un large sourire se répandit sur les traits d’Edmond. « Eh bien, voilà ! s’écria-t-il avec bonheur. Il suffisait d’y penser !

— Il faut seulement dire à chacun que les autres ont déjà donné leur accord, poursuivit Merthin, que ce sera comme des vacances. Qu’ils peuvent prendre avec eux femme et enfants, de la bonne nourriture et de la bière. Si tous les chars à bœuf reviennent avec un plein chargement de pierres ou de blocaille, en deux jours de temps nous aurons de quoi construire les piles du pont. »

Quelle idée brillante ! pensa Caris, émerveillée. C’était typique de Merthin d’imaginer une chose à laquelle personne n’avait jamais pensé. Pourvu que ça marche ! se dit-elle.

« Et si le mauvais temps persiste ? s’inquiéta Godwyn.

— Si la pluie a été une malédiction pour les paysans, elle nous a, quant à nous, protégés du froid jusqu’ici. Je pense que nous avons encore devant nous une ou deux semaines clémentes. »

Enchanté de cette solution, Edmond se mit à arpenter la salle de sa démarche cahotante. Ses pas résonnaient sur le plancher. « Si les piles sont construites dans les jours à venir...

— Oui, le coupa Merthin, la plus grosse partie du travail sera terminée vers la fin de l’année prochaine.

— Et nous pourrons utiliser le pont l’année suivante ?

— Non... Quoique... On pourrait installer provisoirement une chaussée en bois, en temps voulu pour la foire à la laine.

— Et nous aurions donc un pont utilisable l’année d’après. Autrement dit, nous n’aurions manqué en tout qu’une seule foire.

— Oui, mais il faudra achever le revêtement en pierre tout de suite après la foire. Pour que le mortier ait le temps de durcir et que le pont puisse être utilisé normalement la troisième année.

— Fichtre, nous n’avons pas une seconde à perdre ! » Godwyn mit une sourdine à l’enthousiasme de son oncle. « Il faudra encore vider toute l’eau à l’intérieur des batardeaux. »

Merthin hocha la tête. « Oui, et ce n’est pas une mince affaire. Selon mes estimations, j’avais compté que cela prendrait deux semaines. Entre-temps, une idée m’est venue. Mais commençons par organiser le transport. »

Ils s’avancèrent tous vers la sortie, portés par l’exaltation. Profitant que Godwyn et Edmond s’engageaient dans l’escalier, Merthin retint Caris par la manche. Il l’attira contre lui pour l’embrasser, croyant qu’elle le désirait également. À son grand étonnement, elle le repoussa. « J’ai des choses à te dire.

— Sois plus précise !

— J’attends un enfant », déclara-t-elle en scrutant son visage. Sa réaction première fut l’ébahissement. Ses sourcils roux remontèrent sur son front et il se mit à battre des paupières. Puis sa tête s’inclina sur le côté et il leva les épaules comme pour signifier qu’il fallait s’y attendre. Son sourire, tout d’abord attristé, exprima le bonheur pur. L’instant d’après, son visage tout entier rayonnait. « C’est merveilleux !

— Pas du tout ! réagit-elle brutalement, le haïssant d’être aussi stupide.

— Comment ça ?

— Parce qu’il est hors de question que je sois l’esclave de qui que ce soit, serait-ce de mon propre enfant.

— Esclave ? Parce que pour toi une mère est une esclave ?

— Exactement ! Tu le sais bien, quand même, que c’est ainsi que je vois les choses ! »

À la vue de son air dérouté et blessé, elle eut envie de retirer ses paroles, mais cela faisait trop longtemps que sa colère couvait.

« Je le sais, c’est vrai, admit-il. Mais quand on a commencé à coucher ensemble, j’ai pensé que... que tu savais que ça pouvait arriver, ajouta-t-il après une hésitation. Que ça arriverait forcément, tôt ou tard.

— Bien sûr que je le savais. J’ai fait semblant de l’ignorer.

— Oui, je peux comprendre.

— Oh, arrête un peu de toujours tout comprendre ! On dirait une mauviette. »

Merthin se figea. Il laissa s’écouler une longue pause. « Très bien. À partir de maintenant, je ne cherche plus à comprendre. Dis-moi seulement ce que tu veux faire.

— Je n’en sais rien, idiot. Je sais seulement que je ne veux pas d’enfant.

— Et, n’ayant pas de projet, tu attends quelque chose de l’idiot et de la mauviette que je suis ?

— Non !

— Eh bien alors, que fais-tu ici ?

— Arrête d’être aussi logique ! »

Il soupira. « Je n’arrêterai sûrement pas. Pour la bonne raison que tu déraisonnes complètement. » Il fit le tour de la salle pour éteindre les lampes. « Pour ma part, je suis heureux que nous ayons un enfant. J’aimerais que nous nous mariions et que nous nous occupions de cet enfant ensemble. En supposant, bien sûr, que ton humeur présente est passagère. » Il rangea ses instruments de dessin dans une musette en cuir dont il passa la bride sur son épaule. « Mais pour l’heure tu es tellement revêche que j’aime autant ne plus te parler. D’ailleurs, j’ai du travail. » Il marcha vers la porte et fit une pause. « D’un autre côté, nous pourrions nous embrasser et faire la paix.

— Mais va-t’en ! » hurla-t-elle.

Il se pencha pour franchir le linteau bas de la porte et disparut dans la cage d’escalier.

Caris éclata en sanglots.

*

Merthin ne savait pas du tout si les habitants de Kingsbridge se rallieraient à sa proposition. Ils étaient tous accablés par le travail et les soucis personnels : considéreraient-ils plus importants d’unir leurs forces pour construire le pont ? Il en doutait. De sa lecture du Livre de Timothée, il savait que, dans les temps de crise, le prieur Philippe avait bien souvent réussi à surmonter la situation en invitant les gens du commun à unir leurs efforts. Mais lui-même n’était pas prieur. Il n’était aucunement habilité à conduire les hommes. Il n’était qu’un charpentier.

Ils établirent la liste de tous ceux qui possédaient des chars à bœuf et la divisèrent selon les rues où ces gens logeaient. Edmond prit sur lui de convaincre dix des notables les plus importants. Godwyn désigna dix moines occupant des fonctions de responsabilité au monastère et les envoya porter la bonne parole par groupes de deux. Merthin se retrouva à faire équipe avec frère Thomas.

La première porte à laquelle ils frappèrent était celle de Lib le Rouleur. Elle avait repris les affaires de son mari et engagé un conducteur. « Vous pouvez avoir mes deux chars à bœuf avec leurs conducteurs, dit-elle. Tout ce qui plantera une épine dans l’œil de ce comte maudit me sera une joie. »

Chez Pierre le Teinturier, qui possédait un chariot pour livrer les balles de tissu qu’il teignait en jaune, vert et rose, ils essuyèrent un refus. « Je suis malade, expliqua-t-il, je ne suis pas en état de voyager. »

À voir sa bonne mine, il devait plutôt redouter une confrontation avec les hommes du comte. Pourtant, tout se passerait bien, Merthin en était convaincu, mais il pouvait comprendre ses réticences. Que se passerait-il si tous les habitants réagissaient ainsi ?

La troisième personne à laquelle ils s’adressèrent était Harold Masson. Espérant se voir engagé pour plusieurs années à la construction du pont, il accepta sur-le-champ. « Vous pouvez compter aussi sur Jake Chepstow, dit-il. Il viendra, j’en suis sûr. » Harold et Jake étaient de bons copains.

Finalement, presque toutes les personnes sollicitées donnèrent leur accord sans qu’il soit utile de leur expliquer l’importance du pont. Quiconque faisait du commerce et possédait un chariot en était d’ores et déjà convaincu. La promesse d’une indulgence au paradis avait de quoi persuader quelques indécis, mais ce fut surtout cette proposition de vacances inattendues qui valut l’adhésion de ceux qui hésitaient encore. Pour la plupart, les gens voulaient savoir si tel ou tel de leurs voisins ou amis serait de la partie, pour ne pas en être exclus.

Quand il eut rendu visite à toutes les personnes de sa liste, Merthin prit congé de Thomas et descendit à la rivière. Il allait devoir faire traverser les chars à bœuf durant la nuit, s’il voulait que le convoi parte au lever du soleil. Le bac ne pouvait embarquer qu’un char à la fois. En faire traverser deux cents prendrait plusieurs heures. D’où la nécessité du pont, naturellement.

Un bœuf était attelé à la grande roue et plusieurs chariots avaient déjà effectué la traversée. Sur l’autre rive, les conducteurs de char menaient leurs bêtes au pâturage et reprenaient le bac pour aller se coucher. Edmond avait demandé à John le Sergent et à la demi-douzaine d’hommes le secondant de passer la nuit à Villeneuve afin de garder les chars et des bêtes.

Le bac était toujours en activité quand Merthin rentra chez lui aux alentours d’une heure du matin. Allongé sur son lit, il pensa à Caris pendant un moment. Son côté bizarre et imprévisible lui plaisait, mais jusqu’à un certain point. À n’en pas douter, c’était la personne la plus intelligente de Kingsbridge et pourtant elle faisait preuve parfois d’une irrationalité incompréhensible.

Se faire traiter de mauviette ! Il n’était pas sûr de lui pardonner un jour ! Cette humiliation lui avait rappelé le jour où le comte Roland avait décrété qu’il ne pouvait pas devenir écuyer, qu’il n’était bon qu’à être mis en apprentissage chez un charpentier. Non, il n’était pas une mauviette. Il l’avait prouvé en osant s’élever contre la tyrannie d’Elfric ; il avait su mettre en déroute Godwyn et son projet de pont et il était sur le point de sauver la ville tout entière. Je ne suis peut-être pas très grand, se dit-il, mais, par Dieu, j’ai de la force à revendre !

Il s’endormit sans avoir décidé d’une conduite à tenir avec Caris.

Edmond le réveilla aux premières lueurs de l’aube. Presque tous les chars à bœuf de Kingsbridge se trouvaient maintenant sur l’autre rive, rangés les uns derrière les autres en un convoi désordonné qui s’étirait sur toute la longueur de Villeneuve et même au-delà, sur un bon quart de lieue sur la route qui traversait la forêt. Il fallut encore plus de deux heures pour transporter tous ceux qui participaient au voyage. Le travail d’organisation que nécessitait la mise en place d’un tel convoi, pour ne pas dire d’un tel pèlerinage, joint à l’excitation qu’il engendrait, détourna Merthin du problème de Caris et de sa grossesse. Bientôt le pâturage ne fut plus qu’une kermesse bon enfant où les gens par douzaines s’affairaient à récupérer leurs chevaux et leurs bœufs, les conduisaient jusqu’à leur attelage et les faisaient reculer entre les limons. Dick le Brasseur, qui avait apporté une énorme barrique de bière pour donner aux voyageurs « du cœur à l’ouvrage », avait obtenu un résultat mitigé, puisque plusieurs conducteurs avaient dû rentrer se coucher.

Côté Kingsbridge, une foule de badauds s’était rassemblée sur la rive pour assister au départ du convoi. Enfin, il s’ébranla sous les acclamations des spectateurs.

Cependant, les problèmes ne s’arrêtaient pas au transport des pierres. Bien d’autres choses préoccupaient Merthin, notamment le vidage des batardeaux. S’il voulait commencer à poser les fondations sitôt le matériau livré, il lui faudrait écoper toute l’eau à l’intérieur des anneaux de pieux en deux jours de temps, et non pas en deux semaines. Profitant que les vivats se calmaient, Merthin s’adressa à la foule. C’était le moment ou jamais de capter l’intérêt des jeunes, avant que l’enthousiasme ne faiblisse, car la tâche à accomplir serait la plus pénible de toutes.

« J’ai besoin que les plus forts d’entre vous restent ici, en ville ! » cria-t-il. Un silence intrigué s’établit. « Alors, y a-t-il des hommes forts à Kingsbridge ? » lança-t-il d’une voix puissante.

Réclamer seulement des hommes costauds était une façon de lancer aux jeunes un défi auquel ils ne résisteraient pas.

« Il s’agit de vider les batardeaux, et cela avant le retour du convoi demain soir. Ce sera le travaille plus dur que vous aurez fait de votre vie. Alors, pas de mauviettes, s’il vous plaît ! » Tout en prononçant ces mots, il croisa le regard de Caris dans la foule et la vit tressaillir. Oui, elle l’avait insulté et le comprenait maintenant. « Toute femme qui se croit aussi forte qu’un homme peut venir aussi, continua-t-il. J’ai seulement besoin que vous veniez me rejoindre le plus vite possible en face de l’île aux lépreux, armés d’un seau. Mais rappelez-vous : les plus forts d’entre vous seulement ! »

Merthin les avait-il convaincus ? Il n’en était pas sûr. Ayant repéré Marc le Tisserand, il se fraya un passage jusqu’à lui. « Marc, tu veux bien encourager les jeunes à venir nous aider ? » lui demanda-t-il anxieusement.

Ce géant tout doux était très aimé en ville. Bien qu’il soit pauvre, il avait de l’influence, surtout parmi les adolescents. « Je m’assurerai qu’ils se joignent à moi.

— Merci. »

Merthin alla ensuite trouver Ian le Batelier. « J’espère avoir besoin de vous pour toute la journée. Pour transporter les gens aux batardeaux et les en ramener. Vous pouvez travailler pour un salaire ou pour une indulgence, à votre choix. » Ian, qui était fort épris de la jeune sœur de sa femme, préférerait probablement l’indulgence. Pour se laver d’un péché déjà commis ou qui le serait bientôt.

Puis Merthin se rendit sur la berge, à l’emplacement de la butée du pont. Les batardeaux pourraient-ils être vidés en deux jours ? Il n’en avait aucune idée. Combien de gallons d’eau contenaient-ils ? Des milliers ? Des centaines de milliers ? Il y a forcément un moyen de le calculer, se dit-il. Les philosophes grecs avaient certainement trouvé une méthode, mais on ne la lui avait pas enseignée à l’école du prieuré. Pour la connaître, il fallait probablement aller à Oxford où vivaient des mathématiciens célèbres dans le monde entier, à en croire Godwyn.

Il attendit au bord de l’eau, se demandant si quelqu’un allait venir le rejoindre.

La première à arriver fut Megg Robins, la fille d’un marchand de maïs, que des années passées à soulever les sacs de grain avaient bien musclée. « Je peux en remontrer à la plupart des hommes de cette ville », dit-elle, et Merthin n’en douta pas un instant.

Un groupe de jeunes arriva peu après, puis trois novices du prieuré.

Dès qu’il eut réuni dix personnes lestées de seaux, Merthin pria Jan de les transporter au plus proche des deux batardeaux.

À l’intérieur de l’anneau de planches, il avait construit, quasiment au ras de l’eau, un rebord assez solide pour que plusieurs personnes puissent s’y tenir debout. Quatre échelles solidement ancrées dans le lit de la rivière venaient s’y appuyer. Au centre du batardeau flottait un grand radeau maintenu en place par des bouts de bois en saillie qui frôlaient presque le mur et l’empêchait ainsi de se déplacer librement d’un bord à l’autre. La hauteur entre ce radeau et le rebord était d’environ deux pieds.

« Vous aller travailler par groupes de deux, l’un sur le radeau, l’autre sur le rebord, et vous échangerez vos seaux, expliqua Merthin. Celui qui est sur le radeau remplit son seau et le passe à celui sur le rebord, qui lui donne le sien et vide celui qu’il vient de recevoir dans la rivière. »

Megg Robbins fit remarquer : « Qu’est-ce qu’on fera quand le niveau de l’eau à l’intérieur aura baissé et qu’on ne pourra plus se tendre la main ?

— Tu réfléchis vite, Megg. Je devrais te nommer mon contremaître. Quand vous ne pourrez plus vous atteindre, vous travaillerez en groupes de trois, l’un de vous monté sur l’échelle.

— Puis par groupes de quatre, avec deux personnes sur l’échelle, dit-elle encore.

— Oui. Mais d’ici là, vous aurez besoin de vous reposer et une nouvelle équipe aura pris la relève.

— Bien.

— Vous pouvez commencer. Je vais en faire venir dix autres. Vous avez encore plein de place sur le rebord. »

Megg se retourna face au batardeau. « Que chacun choisisse son partenaire ! » ordonna-t-elle.

Les volontaires commencèrent à plonger leurs seaux dans l’eau. Et Merthin entendit Megg dire encore : « Il faut trouver un rythme. Remplis, soulève, passe, jette ! Un, deux, trois, quatre. Si on chantait pour prendre la cadence ? » Sa voix s’éleva en un vigoureux contralto. « Beau chevalier s’en vint ici...»

Tout le monde connaissait la chanson et reprit la phrase suivante : « L’épée brandie, prêt à pourfendre ! »

Merthin les observa. En l’espace de quelques minutes, ils étaient trempés de la tête aux pieds. Quant au niveau de l’eau, il n’avait pas baissé. Le travail serait long et pénible.

Il franchit le rebord et grimpa dans la barque de Ian. Revenu au rivage, il trouva trente autres volontaires munis de seaux.

Au deuxième batardeau, il nomma Marc le Tisserand responsable du chantier et doubla le nombre de travailleurs à chaque endroit ; puis commença la relève des gens fatigués par ceux qui débordaient encore d’énergie. Ian, épuisé, passa les avirons à son fils. À l’intérieur des batardeaux, l’eau baissait avec une lenteur éprouvante. À mesure qu’augmentait la distance entre son niveau et le rebord, il devenait de plus en plus difficile de lever les seaux le long de l’échelle.

Megg fut la première à se rendre compte qu’il était impossible de tenir un seau plein dans une main et un vide dans l’autre en gardant son équilibre quand on était juché sur l’échelle. Elle décréta qu’il fallait organiser deux chaînes à sens unique, l’une descendante constituée de seaux vides, l’autre ascendante constituée de seaux pleins. Marc reprit l’idée pour son batardeau.

Les volontaires travaillaient une heure et se reposaient l’heure suivante. Merthin, lui, ne s’arrêtait jamais. Il organisait les équipes, dirigeait le transport des volontaires de la rive aux batardeaux, remplaçait les seaux qui lâchaient. Comme la plupart des hommes buvaient de la bière anglaise pendant leur pause, il y eut plusieurs accidents au cours de l’après-midi : chutes de seaux lâchés en cours de levée ou chutes de travailleurs du haut des échelles. Mère Cécilia vint prendre soin des blessés, aidée de Mattie la Sage et de Caris.

Très tôt, la lumière se mit à baisser et il fallut cesser le travail. Las, les deux batardeaux n’étaient qu’à moitié vides. Merthin demanda à tout le monde de revenir le lendemain matin, puis il rentra chez lui. Il n’avala que quelques cuillerées du gruau préparé par sa mère, et s’écroula d’épuisement sur la table. Il ne se réveilla que pour s’enrouler dans une couverture et s’allonger par terre dans la paille. Aux premières lueurs de l’aube, lorsqu’il se réveilla, ses pensées allèrent immédiatement aux volontaires : reviendraient-ils travailler aussi dur une seconde journée ?

Il se hâta vers la rive, le cœur anxieux. Marc et Megg s’y trouvaient déjà. Le géant s’enfournait dans le gosier une tartine d’une coudée de long, pendant que la maîtresse femme laçait de hautes bottes dans l’espoir de conserver ses pieds au sec. Au cours de la demi-heure suivante, personne ne vint les rejoindre. Merthin commençait à s’inquiéter lorsque des volontaires pointèrent le bout du nez, lestés de leur petit déjeuner. Bientôt arrivèrent les novices, suivis du reste de la foule.

Enfin, Jan fit son apparition. Merthin lui ordonna de transporter d’abord Megg et son équipe. Et le travail reprit.

C’était encore plus pénible aujourd’hui. Non seulement tout le monde souffrait de courbatures, mais en plus il fallait soulever les seaux sur une hauteur de dix pieds. Toutefois, on distinguait une lueur au bout du tunnel : le niveau de l’eau continuait à baisser et l’on apercevait déjà le lit de la rivière.

Au milieu de l’après-midi, le premier chariot arriva de la carrière. Merthin ordonna au conducteur de décharger les pierres dans le pâturage et de rentrer en ville par le bac. Peu après, une voix cria du batardeau de Megg que le radeau venait de heurter le fond.

Toutefois, les travailleurs n’étaient pas au bout de leur peine. Quand toute l’eau aurait été écopée, il faudrait encore démanteler le radeau et le sortir planche par planche, puis retirer les échelles. À ce moment-là, il apparut que des douzaines de poissons étaient restés prisonniers des flaques de boue. Cette pêche miraculeuse fut partagée entre les volontaires.

Les batardeaux vidés, ce fut un Merthin las mais radieux qui grimpa sur le rebord et scruta la boue plate au fond de ce trou de vingt pieds de profondeur.

Demain, il déverserait dans ces deux trous de la blocaille et du mortier en quantité extraordinaire, pour constituer des fondations massives qui ne bougeraient plus.

Et alors, il commencerait à construire le pont.

*

Accablé par le désespoir, Wulfric ne mangeait presque rien et ne se lavait plus. Par habitude, il continuait de se lever au point du jour et de se coucher à la nuit tombée, mais il ne travaillait plus et ne faisait pas l’amour à Gwenda la nuit. Quand elle lui demandait ce qu’il avait, il marmonnait : « Je ne sais pas vraiment », apportant à toutes ses questions des réponses qui ne voulaient rien dire, quand il ne se contentait pas de simples grognements.

De toute façon, il n’y avait pas grand-chose à faire aux champs. C’était la saison où les villageois, assis au coin du feu, cousaient des chaussures en cuir ou taillaient des pelles dans des morceaux de chêne, en mangeant du porc au sel accompagné de pommes ramollies et de chou mariné dans du vinaigre. Gwenda ne craignait pas la faim : il leur restait encore de l’argent de la vente de la récolte, mais elle s’inquiétait grandement au sujet de Wulfric.

Il avait toujours vécu pour son travail, n’étant pas de ces paysans qui maugréent constamment et ne sont heureux que les jours de congé. Les champs, la moisson, les bêtes et le temps, voilà tout ce qui l’intéressait. Le dimanche, il errait comme une âme en peine jusqu’à ce qu’il trouve une occupation qui ne soit pas interdite par l’Église. Pendant les vacances, il avait fait tout son possible pour contourner les règles.

Elle comprenait qu’elle devait l’aider à se reprendre, sinon il risquait de tomber malade. En outre, l’argent ne durerait pas éternellement. Tôt ou tard il faudrait bien qu’ils se remettent à travailler tous les deux.

Cependant, elle garda pour elle certaines nouvelles et attendit deux lunes pleines avant de lui en faire part, un matin de décembre.

Ce jour-là, elle déclara : « J’ai quelque chose à te dire. »

Il grogna. Il était assis à la table de la cuisine et taillait un bâton. Il ne releva pas les yeux de cette occupation sans intérêt.

Elle tendit la main à travers la table et saisit son poignet. « Wulfric, tu veux bien arrêter de taillader ton bout de bois et me regarder, s’il te plaît ? »

L’aigreur déforma ses traits. Il était irrité de se voir donner un ordre, mais trop léthargique pour le manifester.

« C’est important », insista-t-elle.

Il la regarda sans mot dire.

« J’attends un enfant. »

Son expression ne changea pas, mais il laissa tomber couteau et bâton.

Elle soutint son regard un long moment avant de demander :

« Tu comprends ? »

Il hocha la tête. « Oui, un bébé.

— Nous allons avoir un enfant.

— Quand ça ? »

Elle sourit. C’était la première fois qu’il posait une question en deux mois. « L’été prochain, avant les moissons.

— Un enfant, il faudra s’en occuper. Et de toi aussi.

— Oui.

— Il faut que je travaille. » Il avait repris son air accablé. Elle retint son souffle. Qu’allait-il ajouter ?

Il soupira et serra les dents. « Je vais aller trouver Perkin. Il a besoin de bras pour les labours d’hiver.

— Et pour fumer le sol, précisa-t-elle d’une voix joyeuse. Je t’accompagne. Il nous a proposé à tous les deux de nous engager.

— Bien. » Il continuait à la regarder fixement. « Un enfant, dit-il comme s’il s’agissait là d’une merveille. Un garçon ou une fille ? »

Elle se leva et contourna la table pour aller s’asseoir sur le banc près de lui. « Qu’est-ce que tu préférerais ?

— Une fille. Il y a toujours eu des garçons dans la famille.

— Moi, j’aimerais un garçon, un second toi en tout petit.

— On aura peut-être des jumeaux.

— Un de chaque. »

Il passa le bras autour d’elle. « Nous devrions demander au père Gaspard de nous marier comme il faut. »

Gwenda posa la tête sur son épaule avec un soupir de bonheur. « Oui, dit-elle. On devrait. »

*

Merthin déménagea de chez ses parents, juste avant la Noël, dans une maisonnette d’une seule pièce bâtie de ses mains sur l’île aux lépreux qui désormais lui appartenait. Il avait prétexté la nécessité de veiller sur les matériaux de construction qui s’y empilaient, pierres, chaux, cordes et outils en fer – toutes choses de grande valeur.

À la même époque, il cessa de prendre ses repas chez Caris. L’avant-dernier jour du mois de décembre, la jeune fille se rendit chez Mattie la Sage.

« Inutile de m’expliquer pourquoi tu es là, dit Mattie. Ça fait déjà trois mois ? »

Caris hocha la tête et baissa les yeux. Elle examina la petite cuisine remplie de bouteilles et de fioles. Il se dégageait de la mixture qui cuisait dans une petite marmite en fer une odeur âcre qui la fit éternuer.

« Je ne veux pas avoir d’enfant, indiqua Caris.

— Si seulement on avait pu m’offrir un poulet chaque fois qu’on m’a dit ça !

— Est-ce que je suis une mauvaise femme ? »

Mattie haussa une épaule. « Je prépare des breuvages magiques, je ne m’occupe pas de porter des jugements. Les gens savent faire la différence entre ce qui est bien et ce qui ne l’est pas. Et s’ils ne le savent pas, ils peuvent aller trouver les prêtres, qui sont là pour ça. »

La réponse déçut Caris. Elle s’était attendue à plus de compréhension et elle demanda plutôt fraîchement : « Tu as un breuvage pour me débarrasser de cette grossesse ?

— Oui !, répondit Mattie, manifestement mal à l’aise.

— Quelque chose te gêne ?

— Le moyen de faire passer une grossesse consiste à prendre du poison. Il y a des filles qui avalent toute une barrique de vin fort. Moi, je mélange plusieurs herbes toxiques. Ça ne marche pas toujours et la femme qui boit ce breuvage se sent affreusement mal.

— C’est dangereux ? Je pourrais en mourir ?

— Oui, mais pas aussi dangereux que d’accoucher.

— Eh bien, je vais en prendre. »

Mattie retira sa marmite du feu et la posa à refroidir sur une pierre plate. Puis elle se dirigea vers sa vieille table et versa de petites quantités de poudres différentes dans une écuelle prise sur une étagère.

« Qu’est-ce que tu as ? dit Caris. Tu en fais une tête pour quelqu’un qui ne porte pas de jugement.

— Tu as raison, je porte des jugements, naturellement.

Comme tout le monde.

— Et tu considères que... ?

— Je trouve que Merthin est un homme bien et je sais que tu l’aimes. Mais apparemment, tu n’es pas capable de trouver le bonheur avec lui, et cela m’attriste.

— Tu penses que je devrais faire comme les autres et me jeter aux pieds d’un homme ?

— Elles en tirent de la joie, semble-t-il. Pour ma part, j’ai choisi de vivre autrement. Toi aussi, je suppose.

— Tu es heureuse ?

— Le bonheur n’est pas fait pour moi. Mais j’aide les gens, je gagne ma vie et je suis libre. » Elle versa son mélange dans un bol, y ajouta du vin et remua pour dissoudre les poudres.

« Tu as mangé au petit déjeuner ?

— J’ai seulement bu du lait. »

Elle fit tomber quelques gouttes de miel dans sa mixture.

« Bois ça. Inutile de dîner. Tu vomirais tout ce que tu aurais avalé. »

Caris prit la tasse et après une légère hésitation la but d’un trait. Le breuvage avait un goût amer que le miel ne parvenait pas à masquer.

« Le résultat devrait se faire connaître demain matin. Dans un sens ou dans l’autre. »

Caris paya son dû et partit. Un curieux mélange d’exaltation et d’abattement la saisit sur le chemin du retour. D’un côté, elle se sentait le cœur léger d’avoir pris enfin une décision après de longues semaines d’inquiétude ; de l’autre, elle éprouvait un sentiment de perte auquel elle ne s’était pas attendue, comme si elle disait adieu à quelqu’un – à Merthin, peut-être. Elle se demandait si leur séparation durerait. Elle parvenait à y penser calmement parce qu’elle était toujours fâchée contre lui, mais elle savait aussi qu’il lui manquerait terriblement. Il trouverait une autre femme à aimer – Bessie la Cloche, peut-être –, mais ce ne serait pas la même chose, Caris en était convaincue. Pour sa part, elle n’aimerait jamais personne comme elle avait aimé Merthin.

L’odeur de porc grillé qui l’accueillit chez elle l’écœura et elle s’empressa de ressortir. Ne souhaitant pas bavarder avec des femmes dans la grand-rue ni parler affaires avec des hommes à la guilde, elle pénétra d’un pas oisif dans l’enceinte du prieuré, son chaud manteau de laine serré autour d’elle pour se protéger du froid. Arrivée au cimetière, elle s’assit sur une pierre tombale face à la cathédrale. La perfection des moulures sculptées et la grâce avec laquelle les contreforts semblaient prendre leur envol l’émerveillèrent.

Très rapidement, elle se sentit mal et elle vomit sur une tombe. Ayant l’estomac vide, elle n’expulsa qu’un liquide aigre. Sa tête devint douloureuse. Elle serait volontiers allée se coucher, mais elle ne voulait pas retourner chez elle à cause de cette odeur de cuisine. Elle décida de se rendre à l’hospice où les religieuses lui permettraient de s’étendre un instant. Elle traversa la pelouse devant la cathédrale. Sur le seuil de l’hospice, elle ressentit une soif inextinguible.

Elle fut accueillie par la vieille Julie, au doux visage grêlé par la petite vérole. « Oh, sœur Julie, s’écria-t-elle avec gratitude, vous voulez bien m’apporter une tasse d’eau ? » Le prieuré possédait une pompe qui captait en amont de la ville une eau claire et fraîche d’une grande pureté.

« Tu te sens mal, mon enfant ? demanda la religieuse d’une voix inquiète.

— J’ai juste un peu mal au cœur. J’aimerais bien m’allonger un moment, si c’est possible.

— Bien sûr. Je vais chercher mère Cécilia. »

Caris s’étendit sur l’une des paillasses proprement installées les unes à la suite des autres à même le plancher. Pendant quelques secondes, elle se sentit mieux, puis son mal de tête empira. Julie s’en revint avec une cruche d’eau et une tasse, suivie de mère Cécilia. Caris but un peu d’eau et vomit. Puis elle but encore.

Cécilia lui posa quelques questions et décréta qu’elle avait mangé quelque chose qui n’était pas frais. « Il faut te faire une purge. »

Caris souffrait tant qu’elle ne put rien répondre. Cécilia partit pour s’en revenir quelques minutes plus tard, armée d’une bouteille. Elle fit avaler à Caris une pleine cuillerée d’un sirop qui avait un goût de clou de girofle.

Caris s’étendit à nouveau les yeux fermés, attendant désespérément que la douleur s’estompe. Soudain, elle fut prise d’horribles crampes, puis d’une diarrhée incontrôlable, probablement due à la mélasse. Une heure plus tard, les symptômes disparurent. Julie la dévêtit, la lava et l’habilla d’une longue robe de religieuse. Puis elle l’aida à s’étendre sur une paillasse propre. Caris ferma les yeux, épuisée.

Le prieur Godwyn vint la voir et prescrivit une saignée. Un autre moine s’en chargea. Il lui demanda de se redresser et de tendre le bras en veillant à garder le coude au-dessus de la cuvette. À l’aide d’un scalpel, il ouvrit la veine au creux de son bras. La douleur fut à peine perceptible. Elle ne sentit pas du tout le sang s’écouler. Quelques instants plus tard, le moine appliqua un pansement sur la coupure et lui ordonna de le tenir avec son doigt en appuyant très fort. Sur ce, il se retira, emportant avec lui la cuvette remplie de sang.

Caris eut vaguement conscience que des gens venaient la voir : son père, Pétronille, Merthin. De temps à autre, la vieille Julie portait une tasse à ses lèvres. Caris buvait chaque fois, sans parvenir à étancher sa soif. À un moment donné, elle remarqua que des bougies brûlaient et elle comprit que c’était la nuit. Elle sombra ensuite dans un sommeil agité de rêves terrifiants où le sang jouait un rôle primordial. Chaque fois qu’elle se réveillait, Julie lui donnait à boire.

Enfin, elle ouvrit les yeux et découvrit qu’il faisait jour. La douleur avait diminué, lui laissant seulement un sourd mal de tête. Ensuite, elle prit conscience qu’on était en train de lui laver les cuisses. Elle se redressa sur un coude.

Elle avait sa robe remontée à la taille et une novice au visage angélique accroupie près d’elle la baignait avec un tissu plongé dans de l’eau chaude. Se souvenant de son nom, Caris l’appela : « Mair ?

— Oui ? » répondit la religieuse avec un sourire.

La voyant essorer le tissu au-dessus d’une cuvette, Caris fut effrayée. « C’est du sang ? dit-elle craintivement.

— Ne vous inquiétez pas, C’est juste votre cycle mensuel. Épais, mais normal. »

Caris vit que sa robe et le matelas étaient trempés de sang. Elle se rallongea et fixa le plafond. Elle n’était plus enceinte. Les larmes lui vinrent aux yeux. Elle n’aurait su dire si c’était de soulagement ou de tristesse.

Un Monde Sans Fin
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